Tawakkol Karman. Yémen, yes women
Prix Nobel de la paix 2011, cette journaliste, figure de la révolution au Yémen, se verrait bien diriger le pays.
par Laurence Defranoux
Liberation – le 20 octobre 2014 à 17h26
Longue tunique noire fluide soulignée de velours, foulard fleuri aux couleurs discrètes, sandales de cuir d’allure monacale qui se révèlent à hauts talons, regard direct et maquillage imperceptible. Le look de Tawakkol Karman est un équilibre subtil entre l’élégance d’une trentenaire qui s’enflamme sur les tribunes du monde entier et la discrétion imposée quand on vient d’un pays où serrer la main d’un homme est une hérésie. Ce qu’elle ne se gêne pas pour faire en accueillant le photographe deLibération. Sous les lambris de l’Hôtel de Ville de Paris, où elle est invitée au forum Convergences, celle qui a jeté son niqab aux orties il y a dix ans affiche le même sourire éclatant que lors de la remise de son prix Nobel de la paix, en 2011.
L’ex-figure de la révolution yéménite s’assombrit quand on évoque les rebelles chiites du Nord, les Houthis, qui sèment la confusion à Sanaa, la capitale. Elle fustige «des miliciens armés qui se croient choisis par Dieu pour diriger le pays, alors que le Yémen est une république».
L’ancien dictateur, Ali Abdallah Saleh, est déjà au pouvoir lorsque Tawakkol naît, en 1979, dans une famille sunnite aisée de la ville de Taiz, «une région verte, montagneuse, capitale de la culture». Son père, Abdel Salam, est avocat et membre du parti Al-Islah, les Frères musulmans locaux. Elu au Sénat local, il est chargé des affaires juridiques au gouvernement. Sa mère, «une femme merveilleuse», élève ses dix enfants «sans faire de différence entre garçons et filles». La «numéro 5»égrène la réussite de ses sœurs («universitaire, médecin, journaliste à Al-Jezira, traductrice français-arabe»), évoque un frère webdesigner et un autre programmeur. Très tôt, son ministre de père lui fait lire le journal, lui fournit des livres. Elle dit qu’il lui a appris à «vaincre la peur, à être différente des autres, à être fière d’être une femme».
La jeune journaliste se heurte aux «lignes rouges, celles qui empêchent de parler du Président, de l’action du gouvernement, de dénoncer la corruption». A 25 ans, elle fonde le mouvement Femmes journalistes sans chaînes. Dès 2007, elle organise des sit-in devant le siège du gouvernement. Elle est là chaque mardi, jour du Conseil des ministres, jusqu’au soulèvement général de 2011. «Au début, même dans mon camp, les gens se moquaient. Suivre une femme était une honte.» Mais Tawakkol Karman est du genre pugnace. Et ses partisans seront les premiers à appeler par SMS à soutenir les révolutions tunisienne et égyptienne.
Son mari, petit homme discret au costume trop large, lui aussi «journaliste et militant pour les droits de l’homme», l’accompagne dans ce voyage qui les mènera à New York et à Tokyo. Il fait les cent pas pendant l’entretien, s’agace car il ne comprend pas l’anglais et réclame un interprète arabe. Il explique que sa femme a tendance à se lâcher pendant les interviews, et qu’il craint pour sa sécurité. Elle dit qu’il est«un phénomène» et l’un de ses meilleurs alliés : «Un mari qui soutient sa femme, c’est si rare au Yémen. Et on raconte tellement de choses sur moi.» En janvier 2011, elle a été «kidnappée» par le régime en pleine rue, une arrestation spectaculaire qui la propulse en icône de la révolution. Mohamed, son époux, fait le tour des médias, expliquant qu’elle est emprisonnée pour son combat pour la paix, bravant la«honte d’avoir sa femme en prison».
En janvier 2012, Saleh cède sous la pression de la rue, après trente-trois ans de dictature. Tawakkol se considère-t-elle comme leader de la révolte ? Elle s’en défend mollement : «Ce sont les jeunes qui ont mené la révolution. J’étais toujours au premier rang, mais je n’étais pas seule.»
Le charisme de la jeune Prix Nobel impressionne à l’étranger. Un directeur de la Banque mondiale loue «sa chaleur, son enthousiasme, sa capacité à parler fort avec flamme et émotion». Au sein de l’opposition yéménite, sa réputation est plus controversée. «Elle est aussi aimée que détestée», résume une militante féministe. On lui reproche son ambition personnelle et sa «passivité»depuis la fin de la révolution. «Depuis que Tawakkol a reçu le prix Nobel, elle tourne à l’étranger, fait des discours en tant que « première femme arabe nobélisée ». Erdogan lui a même offert la nationalité turque. Elle n’a tenu aucun rôle dans les derniers événements de la vie politique, exception faite de ses posts sur Facebook et Twitter», explique Anita Kassem, étudiante yéménite en sciences politiques. «Ses positions sont critiquées. Elle a appelé Mohamed Morsi, ex-président égyptien issu des Frères musulmans, « le nouveau Nelson Mandela ». On dénonce aussi ses liens avec le parti de son père.»
Tawakkol Karman se désole de ne pas voir assez ses trois enfants, Walla, 16 ans, «qui veut être avocate», Alya, 11 ans, «une artiste, une forte personnalité», et Ibrahim, 10 ans, qui rêve d’être astronaute. Mais assure, un brin lyrique :«Ils comprennent mon sacrifice, ils savent que je suis la mère de tous les Yéménites.»Elle n’a guère de doutes sur son destin. Lorsqu’on lui demande d’où elle tire sa force pour défendre le féminisme et la démocratie dans un pays en proie aux pires conservatismes, elle dit s’inspirer d’un poème : «Si les gens demandent « qui est notre guide ? » alors, je dois répondre, « c’est moi ».»
Après la chute du régime, Tawakkol Karman, pour qui «l’argent n’est pas un problème grâce à [sa] famille», n’a pas caché son ambition présidentielle. Comment compte-t-elle vaincre le fondamentalisme ? «Il faut ouvrir la société, proposer une alternative à l’intégrisme. En 2011, nous avons fait descendre les arts dans la rue, et des islamistes nous ont rejoints. La religion est une affaire privée. On ne peut pas forcer quelqu’un à croire. On souffre du mélange entre religion et politique.» Une conviction qui semble incompatible avec celle de son parti, qui défend l’application de la charia, la loi islamique.«Ils étaient très fiers de mon prix. Mais il y a des conservateurs parmi eux, des salafistes [elle grimace] qui demandent sans cesse si je suis une honnête femme. Dès que j’aurai créé mon propre parti, je quitterai Al-Islah.»
Ses enfants jouent de la guitare et du piano, elle adore l’oud, le luth arabe. «Au Yémen, on aime la vie. J’avais le projet d’ouvrir une école de musique, développer le cinéma. Les contre-révolutionnaires sont en train de briser nos rêves»,déplore-t-elle, émue aux larmes. Son rêve ? Un «nouveau Yémen» où la presse serait libre, la femme l’égale de l’homme, où l’on apprendrait la danse et le théâtre, où le pouvoir ne serait pas corrompu. Bien loin de la réalité actuelle d’un pays déchiré par de violents conflits internes, où la transition politique est menacée, et où sévit une des branches les plus dangereuses d’Al-Qaeda.
Tawakkol Karman en 6 dates
7 février 1979 Naissance à Taiz (Yémen).
2005 Fonde Femmes journalistes sans chaînes.
Janvier 2011 Début de la révolution.
7 octobre Partage le prix Nobel de la paix avec deux Libériennes pour «leur lutte non-violente pour la sécurité des femmes».
Janvier 2012 Ali Abdallah Saleh abandonne le pouvoir.
Septembre 2014 Prise de Sanaa par les rebelles du Nord.
Photo: Frédéric Stucin