Par Amandine Thévenon – Article paru dans le magazine AMNESTY n° 89, Juin 2017

Lorsqu’elle arrive dans la salle, c’est une bouffée d’air frais, un arc-en-ciel de couleurs, un souffle d’énergie qui vous renversent et vous couperaient presque la parole. Tawakkol Karman, première femme arabe à avoir reçu le prix Nobel de la paix, vous étreint de façon si naturelle que vous en oublieriez presque qui elle est.

La défenseuse des droits humains dégage de l’enthousiasme et une joie de vivre naturelle. Ses paroles inspirantes, qu’elle accompagne avec ses mains, charment. Mais sous sa douceur et son sourire se cache une femme engagée et forte, qui se bat depuis des années pour un Yémen en paix. «Je ne m’engage pas uniquement pour les droits des femmes, mais pour tous les droits et surtout pour la liberté d’expression», révèle-t-elle.

Tawakkol naît en 1979 à Ta’izz au Yémen. Entourée de neuf frères et sœurs, la cinquième fille de l’homme politique Abdel Salam Karman grandit dans un environnement qui ne fait pas la différence entre garçons et filles, sous les yeux d’un père qui lui fait lire très tôt les journaux et lui apprend à développer sa façon de penser. Soutenue par sa famille, elle étudie le commerce et les sciences politiques à Sanaa, avant de compléter son parcours par un doctorat en droit international à l’Université de l’Alberta au Canada. Durant cette période, Tawakkol Karman écrit des articles pour le journal de l’université et pour des sites d’information.

En 2005, elle crée l’organisation non gouvernementale «Femmes journalistes sans chaînes», dans le but de défendre en premier lieu la liberté de penser et d’expression. Celle-ci œuvre pour que les jeunes et les femmes puissent acquérir des compétences journalistiques afin d’améliorer le paysage médiatique au Yémen. À partir de 2007, elle organise les premiers rassemblements estudiantins pacifiques sur la place du Changement à Sanaa, la capitale, afin de protester contre le gouvernement du président Ali Abdallah Saleh et de militer en faveur des droits humains. Ce sont ces manifestations qui ont donné le coup d’envoi du soulèvement, dans le sillage du Printemps arabe.

Récompensée pour sa lutte

Le 7 octobre 2011, à 32 ans, la Yéménite est récompensée par le prix Nobel de la paix qu’elle partage avec deux Libériennes pour «leur lutte non violente pour la sécurité des femmes». Elle ne fait pas de différence entre l’avant et l’après-prix Nobel. «Mon engagement et mon combat restent les mêmes», souligne-t-elle. Par contre, ce prix lui a permis de traverser les frontières et d’obtenir des mandats internationaux. Elle a pu rencontrer d’autres défenseuses et défenseurs des droits humains. Cela lui a ouvert les yeux sur le fait qu’elle n’est pas la seule à s’engager pour les droits humains dans le monde, et que d’autres pays vivent également des temps difficiles. «J’étais concentrée sur le Yémen, sur la révolution pacifique, je m’engageais surtout pour le droit des femmes et des jeunes, les rencontres que j’ai faites m’ont permis de donner de la visibilité au conflit dans mon pays.»

«NOUS SOUFFRONS AUJOURD’HUI DE LA CONTRE-RÉVOLUTION, D’UNE GUERRE HORRIBLE»

La guerre oubliée

Lorsqu’elle aborde la situation du Yémen d’aujourd’hui, le sourire de Tawakkol Karman s’efface, le ton devient plus grave. «Nous souffrons aujourd’hui de la contre-révolution, d’une guerre horrible, et il est important que le monde le sache.» La guerre est, selon la Yéménite, le résultat du coup d’État monté par l’ancien président Ali Abdallah Saleh et par les rebelles houthis, milices chiites du nord du Yémen soutenues par l’Iran. Il s’agit d’une vengeance orchestrée par le dictateur, qui a été chassé du pays en 2012 par la révolution pacifique. Le Yémen est désormais piégé entre les tirs des rebelles houthis, de l’Iran et de l’ancien président. Le conflit armé, déclenché en 2015 par une coalition internationale menée par l’Arabie saoudite, s’est étendu, et les combats ont touché la totalité du pays. Depuis deux ans, plus de 12 000 civils ont été tués ou blessés, et la crise humanitaire ne cesse de s’aggraver. «Des mesures humanitaires doivent être prises pour aider les Yéménites. Le peuple meurt de faim», explique la militante.

«DES MESURES HUMANITAIRES DOIVENT ÊTRE PRISES POUR AIDER LES YÉMÉNITES. LE PEUPLE MEURT DE FAIM»

Un combat pour son peuple

Face à la crise au Yémen, Tawakkol Karman a pris conscience qu’elle se devait d’aider son pays. «Je n’attendais pas de réponse de quelqu’un d’autre, je me suis dit : je dois être en première ligne pour aider mon peuple.» La journaliste s’est engagée corps et âme dans la révolution, même si les débuts n’ont pas été des plus faciles. «Oui, j’ai eu des difficultés, les gens se moquaient de moi et se demandaient ce que je pouvais bien faire en tant que femme.» Elle n’a pas été adulée dès les premiers jours, mais ne s’est jamais laissé démoraliser. «J’allais de trottoir en trottoir pour dire aux gens de se réveiller, d’ouvrir les yeux sur la situation au Yémen.» C’est en 2011, après la révolution tunisienne, que tout s’est enchaîné ; la population yéménite a commencé à se poser des questions et à écouter la jeune femme. Puis Tawakkol Karman s’est fait emprisonner par le régime du président Ali Abdallah Saleh. Cela a été le déclenchement. «Ali Saleh a essayé de me faire taire, mais tout ce qu’il a réussi à faire, c’est rendre ma voix plus forte», dit-elle fièrement.

La «Mère de la révolution»

Après son séjour en prison, écourté par les manifestations des Yéménites sortis dans la rue pour demander sa libération, c’est en tant que «Mère de la révolution» que Tawakkol Karman revient sur le devant de la scène contestataire. Quand on lui demande comment elle a hérité de ce surnom dans un pays conservateur comme le Yémen, où les droits des femmes ne sont pas une priorité, elle répond en souriant : «Mon pays respecte les femmes», et ajoute : «Si une femme décide de se mettre en première ligne, de s’engager pour la liberté de son pays et de se sacrifier pour les droits humains, la différence entre un homme et une femme n’existe plus.» Certaines personnes espèrent même qu’elle devienne un jour présidente du Yémen. La jeune trentenaire est devenue la figure emblématique de la révolution. Mais elle ne se mettra jamais en avant. Elle préfère féliciter son peuple en qui elle a une confiance absolue. «Lorsque vous décidez de diriger sans avoir peur de personne, les gens vous suivent, même les conservateurs», déclare Tawakkol Karman avec conviction.

«MON PAYS, LE YÉMEN RESPECTE LES FEMMES.»

Aujourd’hui, elle continue de lutter pacifiquement. «Nous continuons de penser que la paix est la seule solution face à la violence.» Une paix durable. Celle-ci implique un cessez-le-feu immédiat. Puis Tawakkol Karman scande : «Nous avons besoin de justice !» Cela signifie, entre autres, que les droits des victimes doivent être reconnus et que les dirigeants, dont l’ancien dictateur du Yémen, soient jugés, sanctionnés et exclus de la sphère politique et publique.

Elle baisse le ton, et reprend d’un air grave : «Cette guerre doit cesser, mais nous échouerons si nous n’avons pas pour objectif une paix durable.» Il reste bien du travail, mais Tawakkol Karman ne perd pas espoir. Elle a confiance en la force de son peuple, qui désire et mérite la paix plus que tout.

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