Propos recueillis par Isabel Ruck[1] et Sara Tonsy[2]

Depuis que Kaïs Saïed s’est octroyé les pleins pouvoirs en juillet 2021, l’homme fort du pays a vidé les institutions nationales de leurs substances, prolongé le régime d’exception et gouverne par décret. Pourtant des voix commencent à s’élever en Tunisie pour protester contre la politique du Président, qui malgré une certaine popularité, doit faire face à ses détracteurs, qui demandent un retour à l’État de droit et dénoncent les arrestations dans des conditions douteuses. Comment la Tunisie est passée du rêve démocratique au retour d’un État autoritaire ? Quel espoir reste-t-il de voir un jour les valeurs de la révolution tunisienne triompher à nouveau ?
Nous avons posé ces questions à Moncef Marzouki, ex-président de la République (2011-2014) et opposant tunisien.

IR/ST : Vous êtes connu pour être l’un des plus grands défenseurs de la cause des droits de l’Homme dans le monde arabe. Vous avez d’ailleurs été nommé président de la Commission arabe des droits de l’Homme de 1996 à 2000. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à cette question ? Était-ce pour vous un moyen de lutter contre le régime dictatorial de Ben Ali ?

Moncef Marzouki : J’ai découvert la question des droits de l’Homme en préparant, en 1974, ma thèse de doctorat en médecine sur les expérimentations médicales sur les prisonniers dans les camps nazis. Depuis, la lutte contre de la torture et toutes les violations de l’intégrité physique ou morale de la personne humaine sont devenues pour moi une sorte de devoir sacré. Tout le reste en a découlé.

IR/ST : En 1986, vous avez écrit un ouvrage intitulé La seconde indépendance, dans lequel vous avancez l’idée que la démocratisation constitue la deuxième indépendance des Tunisiens et Tunisiennes, qui se libéreront ainsi d’une élite indigène qui a accaparé leurs richesses et pouvoir pendant plusieurs années. Ce processus de libération a démarré le 17 décembre 2010 avec le début de la révolution tunisienne. Onze ans après, doit-on conclure à un échec ou est-ce que ce processus est toujours en cours, selon vous ?

Moncef Marzouki : Oui, il est toujours en cours, même s’il s’avère plus long et plus complexe que prévu. Il faut bien comprendre le côté générationnel du problème. Si ma génération tolérait mal la poursuite du modèle séculaire de l’exercice du pouvoir patriarcal, machiste et autoritaire, que dire de l’impatience des nouvelles générations ?

IR/ST : Dans votre carrière de militant engagé pour la cause des droits de l’Homme, vous êtes passé des idéologies marxistes au socialisme. Comment ce parcours a-t-il influencé vos idées sur les révolutions en général, et sur la révolution tunisienne en particulier ?

Moncef Marzouki : J’ai compris déjà dans les années 1970 après un voyage en Chine maoïste à l’époque l’absurdité de vouloir imposer des schémas préétablis à des cultures comme les nôtres. J’ai accepté qu’on ne puisse faire la révolution qu’en étant immergé dans la culture de son propre peuple. Je me suis débarrassé du carcan idéologique en ne gardant que le volet social. Ce fut le divorce avec les gauches tunisienne et arabe qui avaient fait le choix inverse. Pendant qu’ils prétendaient être de gauche simplement par ce qu’ils étaient anti-islamistes, voire alliés avec les dictatures, je continuais d’affirmer que mes ennemis à moi sont la dictature et la pauvreté.

IR/ST : Vous avez été élu Président dans la Tunisie postrévolutionnaire le 12 décembre 2011, et vous avez gouverné ce pays jusqu’en 2014. Quels espoirs portiez-vous à cette époque pour la transition démocratique en Tunisie ? Et notamment pour la rédaction d’une Constitution qui a soulevé des questions de fond pour la société tunisienne, comme celle de la place de l’Islam. Comment décririez-vous votre expérience de Président de la République durant cette période charnière ?

Moncef Marzouki : Quand la vraie histoire de cette période sera écrite, on se rendra compte qu’en 3000 ans d’histoire, ce fut la seule période ou un « peuple de sujets » a essayé de se constituer en un « peuple de citoyens » vivant en liberté sous l’égide de lois et d’intuitions qu’il s’est données. Le rêve n’aura duré que trois ans, mais les rêves ne meurent pas.

IR/ST : Certains de vos détracteurs vous ont reproché de faire preuve d’une amnésie vis-à-vis des terroristes islamistes, lorsque vous avez publiquement dénoncé le recours à la peine de mort. Comment expliquez-vous que l’abolition de cette peine capitale n’ait toujours pas été actée en Tunisie ? Pourquoi l’écriture de la nouvelle Constitution n’a toujours pas statué sur ce point ?

Moncef Marzouki : Ma position contre la peine de mort est ancienne. En 1986, Amnesty International m’avait ennoyé à L’île Maurice pour convaincre les autorités de ne pas pendre six personnes coupables de trafic de drogue. C’est pour moi une question de principe, la peine capitale ayant été de tout temps une arme terrible de domination sociale et politique. Lors de la rédaction de la Constitution, j’ai envoyé à l’Assemblée constituante une demande claire pour que nous soyons le premier pays arabe abolitionniste. Échec, mais est-ce le mien ou celui de l’Assemblée qui n’a pas eu le courage d’un acte qui aurait grandi encore plus notre révolution ?

IR/ST : En 2019, vous vous déclarez à nouveau candidat à l’élection présidentielle. Vous êtes écarté dès le premier tour et décidez alors de soutenir le candidat Kaïs Saïed au second tour face à son adversaire, Nabil Karoui. Deux ans plus tard, c’est ce même Kaïs Saïed qui mène un coup d’État et qui réinstaure une atmosphère autoritaire en Tunisie. Comment analysez-vous ce revirement de situation ? Pourquoi le système mi-parlementaire, mi-présidentiel qui avait été mis en place par l’Assemblée constituante en 2011, n’a pas résisté à la pression des intérêts individuels ?

Moncef Marzouki : Kaïs Saïd est un félon qui a trahi ma confiance et celle de tous les démocrates. Comment aurions-nous pu prévoir qu’un juriste se faisant passer pour un professeur de droit constitutionnel puisse se parjurer et détruire tout ce que la révolution a apporté à la Tunisie, à savoir l’État de droit. Cet homme est un accident grave car il révèle toutes les failles de la société et la persistance du mythe du chef. Mais comme c’est la caricature d’un chef, ce retour brutal du pouvoir personnel aidera le pays à basculer plus encore et pour longtemps dans le paradigme de l’État de droit et du pouvoir démocratique.

IR/ST : Depuis son coup de force en juillet 2021, Kaïs Saïed a démantelé peu à peu tous les contrôles institutionnels qui pouvaient peser sur son pouvoir. Les dernières mesures initiées par ce dernier visaient à fermer le Conseil supérieur de la magistrature[3], qui constitue le dernier bastion de l’impartialité judicaire en Tunisie. En tant que défenseur des droits de l’Homme, cette situation vous inquiète-t-elle ?

Moncef Marzouki : Elle m’indigne et m’exaspère tellement ! Elle va à l’encontre de l’évolution normale de notre pays. Encore une fois, c’est un accident et une perte de temps mais le processus reprendra en puisant une partie de sa force dans le combat contre cette mascarade qu’est le putsch du 25 juillet.

IR/ST : Peut-on considérer que le retour d’un régime autoritaire en Tunisie s’inscrit dans une dynamique régionale de transitions démocratiques avortées par des contre-révolutions, à l’instar du cas égyptien, et qui ont fait dériver les débats vers les préoccupations de l’État profond (a-dawla al-‘amiqa) et la résistance de celui-ci contre tous les changements ?

Moncef Marzouki : Oui bien sûr, le printemps arabe a été éliminé par les guerres civiles en Syrie, au Yémen, en Libye et par le coup d’État militaire en Égypte. En Tunisie, on y est allé par petites touches : d’abord le retour de l’ancien régime en 2014, puis l’abolition pure et simple de la constitution le 25 juillet dernier. Mais ceux qui gagnent les batailles ne gagnent pas forcément la guerre, surtout s’ils n’ont aucune solution pour les graves problèmes sociaux et politiques à l’origine des révolutions.

IR/ST : Malgré la situation bloquée actuellement, les Tunisiens essaient tant bien que mal de garder l’espoir. Dans un entretien que vous avez accordé à Democracy International[4], vous avez dit qu’il restait au moins la Constitution et aussi l’imaginaire collectif de la révolution que personne ne pourra plus jamais ôter aux Tunisiens et Tunisiennes. Pensez-vous que la révolution pourrait reprendre son souffle pour continuer son processus de libération et aboutir un jour à ce que vous avez appelé de vos vœux, la « seconde indépendance » ?

Moncef Marzouki : J’en suis profondément convaincu. Quand un processus est lancé aucune défaite ne peut l’arrêter. Songez au processus indépendance nationale ou au processus fin de l’esclavage ou au processus égalité hommes-femmes.
Qui a pu stopper de tels processus ? Bien bête celui qui croira que le processus que j’appelle « peuple de citoyens-État de droit » sera stoppé par tel ou tel apprenti dictateur.

Notes :[1] Isabel Ruck est responsable de la recherche au CAREP Paris.[2] Sara Tonsy est chercheuse associée à l’IREMAM-Mesopolhis et au CAREP Paris.[3] « Tunisie. Les mesures prises par le président pour fermer le Conseil supérieur de la magistrature représentent une menace grave pour les droits humains », Amnesty International Tunisie, 8 février 2022. URL : https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2022/02/tunisia-presidents-moves-to-shut-down-high-judicial-council-poses-grave-threat-to-human-rights/ (consulté le 25 février 2022).[4] “Tunisia, 10 years after the Arab spring – Interview with Dr Moncef Marzouki”, Democracy International, 15 April 2021. URL : https://www.youtube.com/watch?v=CrCE_yCMZPA (consulté le 25 février 2022)

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